Coup de cœur du magazine Aviation
Quatre-vingt-dix ans après sa construction, NC9645 demeure l’un des deux exemplaires de ce modèle encore en service et accessibles au grand public. Figures emblématiques d’AirVenture Oshkosh, chaque année, ces monoplans trimoteurs apparaissent aussi occasionnellement lors de rassemblements aéronautiques et de fêtes thématiques.
Fuselage et plan vertical en tôle ondulée, train classique à atterrisseurs fixes, triple motorisation en étoile et cockpit surélevé forment l’architecture du Ford Tri-Motor. Commercialisé de 1925 à 1933, le Tin Goose – ainsi surnommé, certainement en référence à son profil (oie) et à sa couleur (étain) – fut construit à près de 200 exemplaires. Son design semble très inspiré (pour ne pas dire copié) de celui du Fokker F.VII. Initialement conçu pour le transport civil, ce liner de 10 passagers et 2 membres d’équipage (configuration actuelle) pouvait aussi se convertir en avion-cargo (muni d’une trappe de largage). Quelques exemplaires furent également militarisés. Plusieurs compagnies aériennes américaines démarrèrent quasiment leurs opérations avec des Ford Tri-Motor. C’est le cas d’Eastern Airlines, mais aussi de Transcontinental & Western Air. Sur leurs routes, une hôtesse de l’air servait une clientèle aisée, voire franchement privilégiée.
Carnets de vol…
Baptisé City of Wichita, NC9645 servit initialement (dès janvier 1929) la Transcontinental Air Transport (ou TAT). Aujourd’hui, remis en état d’origine, celui-ci arbore de facto les couleurs et le logo de cette compagnie aérienne qui, en son temps, fut unie à Western Air Express pour former T&WA. En juillet 1931, l’appareil fut ainsi transféré à celle qui deviendrait bien plus tard la Trans World Airlines, mieux connue sous le sigle TWA. En 1935, ce Tri-Motor – numéro de série 8 – fut revendu à Grand Canyon Airlines. Deux ans plus tard, on le retrouvait opérant pour Boulder Dam Tours. La même année, soit en 1937, l’avion s’envola vers le Honduras où il resta jusqu’en 1942. Puis c’est un opérateur – dont on a perdu la trace – qui l’exploita au Mexique (immatriculé successivement XA-FUB et XA-NET). En 1951, lors d’une grande visite, on lui substitua son revêtement ondulé pour lui riveter des plaques d’alliage léger lisse. Ça devait faire plus moderne… Pour le coup, il devint « The smooth-skin Ford ». L’année 1953 arriva avec un nouveau proprio et… un accident. Durant un an, l’avion fut par conséquent remisé. Intervint alors l’Américain Eugene Frank qui racheta la quasi-épave. Collectionneur ou investisseur (l’histoire ne le dit pas), l’homme rapatria sa nouvelle acquisition aux USA et l’immatricula de nouveau en November (N58996). Néanmoins, l’aéronef allait rester immobilisé jusqu’en 1964. Enfin, le propriétaire d’une chaîne d’hôtels et de casinos – William F. Harrah – le reprit à son compte et lui redonna ses lettres de noblesse : registration d’origine NC9645, rétablissement de la carlingue ondulée et restitution du certificat de navigabilité. En tout, sept années furent nécessaires pour réaliser cette improbable restauration. À la mort de W. F. Hannah, survenue en 1986, l’avion fut vendu aux enchères. Le gagnant, Gary Horton, le garda jusqu’en 1990 – date à laquelle Evergreen Aviation et Space Museum de McMinnville en devinrent les nouveaux propriétaires. L’avion fut de nouveau remisé. En 1996, une seconde restauration débuta. Enfin, l’année 2014 marqua un tournant dans l’épopée de NC9645 : Ed Patrick et le Liberty Aviation Museum de Port Clinton (Ohio) rachetèrent les droits et signèrent un accord de partenariat avec l’Experimental Aircraft Association. Ensemble, le groupe lança les premières tournées de vols rétro avec l’avion historique. Un projet concluant !
Opérations en binôme
NC9645 n’est pas l’unique Ford Tri-Motor opérant sous l’égide de l’EAA. Un autre exemplaire constitue la seconde partie de cette flotte rétro. NC8407 Tri-Motor, produit en août 1929, fut lui aussi sauvé in extremis du néant. Après une première affectation comme avion de ligne dans les années 1930, on le transforma, dix ans plus tard, en largueur de parachutistes sapeurs-pompiers. Parallèlement, il servit aussi d’épandeur d’insecticides au-dessus des forêts. Dans les années 1960, le Ford prit part à une opération de vols touristiques menée à travers les États-Unis. Coup du sort, en 1973, il fut soulevé à 30 pi (9 m) dans les airs par une violente ligne d’orages ! Brisé en trois morceaux lorsque rejeté au sol, l’aéronef fut considéré comme une perte totale. La compagnie d’assurances le revendit alors à l’EAA Aviation Foundation. Sa restauration complète demanda douze ans de patience et d’efforts. Le « rescapé » fut ensuite exposé pendant six ans à l’EAA AirVenture Museum d’Oshkosh – ne volant que sporadiquement durant cette période. Ce n’est qu’en 1991 que NC8407 rempila pour le plus grand plaisir de tous.
Un air d’autrefois, un charme suranné
Monter à bord d’un Ford Tri-Motor, c’est revisiter un pan du passé aéronautique. L’inclinaison de la cabine, dû au train classique, et la porte d’embarquement ovale témoignent du style de l’époque. On accède aux sièges via une allée centrale. Les parois des cloisons et le plafond sont en acajou clair. Des rideaux en tissu ornent les larges hublots ressemblant en fait à des fenêtres de train à vapeur. Au-dessus de chaque fauteuil à rangée unique, une frêle applique électrique permet au passager de s’éclairer individuellement. Au fond du couloir, une porte en bois s’ouvre sur le lieu d’aisances – identifié Lavatory. À l’opposé, un passage étroit, flanqué d’une marche, mène au cockpit. Point de porte ! Rien de manichéen encore à l’aube des années trente ! Rappelons que la première attaque terroriste contre un avion n’eut lieu qu’en 1949 : une bombe placée dans un Douglas DC-3 d’Air Rimouski par un dénommé Albert Guay. En voulant se débarrasser de sa femme, passagère sur le vol, l’homme tua 23 personnes. À l’intérieur du poste d’équipage, on remarque d’emblée les deux volants en bois montés sur colonnes. Les sièges en moleskine et au dossier court semblent spartiates. La console centrale comporte trois manettes de puissance, plus celles de mélange. Par contre, aucun levier pour réguler les bipales Hamilton Standard ! Leur pas demeure fixe en marche. Les contacteurs de magnétos et de batterie intègrent le reste du bâti métallique. Au niveau de l’instrumentation, la majorité des cadrans de NC9645 ne sont pas d’origine. Radios et GPS ont même été ajoutés sur le peu de surface encore vacante. La mise en route des trois Pratt & Whitney s’apparente à celle d’un radial de Beaver. Plus simple encore puisque pas besoin de régler les hélices ! Dès la mise en puissance, un bruit assourdit les pax qui, contrairement aux pilotes, n’ont pas de David Clark rivés sur les oreilles. L’accélération est franche sans être fulgurante. À peine la queue relevée, la super portance de l’aile haute affranchit les 12 personnes à bord de la gravité – dont Pierre Harvey et moi faisons partie en ce 27 janvier à Sebring (Floride). En croisière, à 1100 pi (335 m), les moteurs ronronnent à 1 600 tr/min. À cette allure, soit 85 mph indiqués (74 kias – 137 km/h), nous pourrions voler pendant 3 heures et demie. En cas de panne, le Ford peut tenir le palier sur deux moteurs, mais pas sur un seul. Au bout d’une trentaine de minutes, l’équipage vire autour du lac Jackson et prend le chemin du retour. La manœuvre est souple et coordonnée. L’atterrissage se fait en douceur malgré un bon vent. Déjà, dix autres passagers attendent sur le tarmac que nous débarquions de l’appareil. Ici comme ailleurs, les files d’attente ne dérougissent pas. C’est ça qui garantit en partie la survivance du modèle ! Considérant l’investissement humain, le capital investi et les frais d’exploitation, payer 75 $ US, le tour me semble vraiment raisonnable.
Texte et photos : Richard Saint-George