Petit, il devait jouer comme tous les enfants de son âge. Il ne se doutait pas qu’un jour, l’effroyable engrenage de la guerre emporterait son destin vers le pilotage des avions, puis ultimement au sacrifice de sa propre vie en plongeant délibérément son chasseur muni d’une bombe de 250 kg sur un navire adverse. Il aurait pu, comme d’autres hommes, vivre une vie qui sied à tout homme libre sur terre; au lieu, au nom de son Empereur, il vint, tout seul avec son avion, le 11 avril 1945, à 14 h 43, frapper le cuirassé USS Missouri sur son flanc droit, au nord-est de l’île d’Okinawa.
La guerre, fléau de l’humanité
De notre coin de la planète, on a du mal à comprendre ce qui motive les autres peuples loin de nous. La première fois que le peuple américain apprit qu’une attaque de ce genre eut lieu et devant l’incompréhension générale, il semblerait que les autorités ont annoncé que le pilote était mort lorsque son avion plongea sur le bateau américain. Faux : le pilote était bien vivant, jusqu’à la fin, et sans doute les yeux bien ouverts. C’était un kamikaze qui remplissait une « mission spéciale », c’est-à-dire un membre de l’unité d’attaque spéciale, appelée Tokkotai. Le navire coulé? Il s’agissait ici d’un vaisseau de première importance : le porte-avions d’escorte USS St-Lo (CVE 63) qui sombra 11 minutes suivant l’attaque de deux kamikazes. C’était aux Philippines, le 25 octobre 1944, à 10 h 45, quand le premier Zero, piloté sans doute par le lieutenant Yukio Seki, suivi d’un deuxième avion, percuta le bâtiment au même endroit. Pour nous, les Occidentaux, comment comprendre de tels gestes?
Il existe déjà beaucoup de sources d’information sur ce sujet, mais retenons spécialement un livre publié en 1958, intitulé The Divine Wind, écrit conjointement par le capitaine Rikihei Inoguchi et le commandant Tadashi Nakajima, tous deux issus des forces « d’attaque spéciale », et finalisé par Roger Pineau, historien naval et auteur. Cet ouvrage constitue forcément une bonne référence historique, Inoguchi était assigné, en août 1944, à la première escadre de chasse en tant qu’officier supérieur responsable du personnel pour l’amiral Takiliro Ohnishi, celui-là même que l’on considère à l’origine des kamikazes. Inoguchi avait d’ailleurs participé aux premières missions kamikazes aux Philippines et à Formose. Puis, en mars 1945, il est revenu au Japon en tant qu’officier du personnel pour la 10e escadre et transféré en mai à la section navale aux quartiers généraux impériaux. De son côté, Nakajima avait commandé une unité sur le porte-avions Kaga en 1936, puis une autre en Chine pendant les incidents sino-japonais. En 1942, il devint le commandant du Tainan Air Group, successivement basé en Indonésie, en Nouvelle-Guinée, aux îles Salomon puis à Guadalcanal. En 1943, il commandait le Yokosuka Air Group stationné à Iwo Jima. En 1944, il fut l’officier responsable des opérations de vol pour le 201e Air Group aux Philippines. Sélectionné par l’amiral Ohnishi, il encadrait la première unité devant incorporer les politiques d’attaques suicides. En 1945, il fut responsable du personnel pour la 1st Air Fleet, à Formose, et de la 5e pendant la campagne d’Okinawa. À la fin de la guerre, il commandait le 723e Air Group.
Jusqu’à la bataille de Midway début juin 1942, c’est-à-dire six mois après son entrée en guerre contre les États-Unis à la suite de l’attaque de Pearl Harbor, le Japon avait déjà conquis beaucoup de territoires aux Philippines, en Malaisie, à Singapour et en Indonésie. Si, d’un côté, l’armée nippone voulait continuer ses conquêtes terrestres vers l’Australie, d’un autre côté, la marine impériale japonaise commandée par l’amiral Isoroku Yamamoto souhaitait supprimer la menace venant des porte-avions alliés. Cette idée prit d’ailleurs de l’ampleur à la suite du raid répressif des B-25 de Doolittle, le 18 avril 1942, depuis le USS Hornet, démontrant la vulnérabilité du Japon aux attaques ennemies. Yamamoto, en fin stratège, avait mis de l’avant un astucieux plan d’attaque pour piéger les porte-avions américains à Midway, gagner cette bataille, puis forcer les Américains à faire la paix et reconnaître les nouveaux territoires nippons. Mais il ne se doutait pas que les Américains avaient préalablement été capables de percer leur code secret de transmission. Cette bataille fut pour le Japon un véritable désastre, avec la perte de 4 porte-avions, 322 avions et leurs meilleurs aviateurs. En tout : 3500 hommes. Les historiens s’accordent pour dire que cette défaite fut le tournant décisif de la guerre du Pacifique. Par la suite, les puissances militaires alliées ne firent qu’augmenter en nombre et en modernité; celles des Japonais ne parvinrent pas à se rétablir, bien au contraire. Ce furent là les prémices d’idées d’attaques de plus en plus surprenantes, risquées, osées, suicidaires… par exemple le skip bombing dont l’idée était de faire rebondir une bombe sur l’eau jusqu’à ce qu’elle percute le flanc d’un navire ennemi. Cette entreprise très risquée demandait de voler au ras des flots. Mais c’était difficile d’évaluer sa hauteur et tout autant périlleux de s’échapper, une fois le largage accompli. Une attaque américaine décima soudainement la moitié de cette unité d’opération, renforçant plus tard l’alternative d’attaques kamikazes. Ensuite, le ramming qui consistait à jeter son avion sur un bombardier ennemi. L’idée provenait de Takajoro Homishi. Il n’y eut qu’un rare cas de réussite, le 5 septembre 1944, contre un B-24 mortellement atteint, alors que le pilote (d’un Irving/Gekko) réussit, quant à lui, à se poser après l’attaque.
Proverbe japonais : « La vie ne pèse pas plus qu’une plume en comparaison du devoir. »
En octobre 1944, les Américains arrivaient en force pour reprendre les Philippines. Les Japonais, eux, commençaient sérieusement à manquer d’avions et de pilotes. Devant la force alliée en surnombre, leurs attaques conventionnelles aboutissaient au plus sombre tableau. C’est à Mabalacat, au nord de Manille, que le 20 octobre 1944, à la suite de délibérations empreintes de résignation, détermination, et aussi de tristesse, sous l’autorité du vice-amiral Takijiro Ohnishi, qu’Inoguchi et d’autres officiers mirent sur pied l’unité spéciale de crash-diving, qui prit le nom d’unité d’attaque Shimpu (une autre façon de lire les caractères du mot kamikaze). Takiliro Onishi, celui que l’on a considéré comme le « père » des kamikazes, fut certainement l’officier responsable de la force aéronavale depuis la mort de Yamamoto le 18 avril 1943, dont la nouvelle d’ailleurs fut diffusée tardivement, le 21 mai, pour ne pas affecter le moral du peuple japonais. Les Américains avaient descendu l’avion de transport dans lequel se trouvait Yamamoto, à la suite d’un long raid effectué par des P-38. Ils avaient d’ailleurs inventé une histoire pour ne pas dévoiler qu’ils avaient percé le code secret japonais.
Prochain numéro : l’unité spéciale et l’état d’esprit des combattants japonais de cette époque