(Première partie)
Hiver 1943. Imaginez une immense vague de 700 à 800 bombardiers Lancaster volant de nuit tous feux éteints à 25 000 pieds d’altitude. Ils s’étendent sur 30 milles de long sur 10 milles de large. Le silence radio est de rigueur. La mission : la gare de Cologne, ou encore Berlin. Chaque appareil a son équipage de 7 jeunes de 19 à 25 ans. Les statistiques seront effroyables. De septembre 1939 à mai 1945, pour chaque 100 aviateurs en opération au Bomber Command, 60 seront tués (51 en mission et 9 durant des crashs en Angleterre), 3 seront sérieusement blessés, 12 seront faits prisonniers de guerre et 25 s’en tireront physiquement sains et saufs. Parmi tous les corps d’armée en temps de guerre, c’est le Bomber Command (les forces de bombardement de la Royal Air Force) qui aura eu le plus haut taux de pertes humaines. 55 000 jeunes de 19 à 25 ans y auront perdu la vie.
À cette période de la Deuxième Guerre mondiale, pour des raisons stratégiques, les forteresses B-17 américaines bombardaient l’ennemi le jour, et les Lancaster britanniques le faisaient la nuit. En comparaison avec le B-17 et le B-24, Le Lancaster avait moins d’armement défensif (8 mitrailleuses Browning de calibre 7,7 mm contre 13 pour le B-17) et il volait à des plafonds inférieurs. Par contre, il emportait deux à trois fois plus de charge de bombes (de 6,5 à 8 tonnes).
Quelques mots sur l’Avro Lancaster. Conçu par Roy Chadwick, il fut destiné à remplacer le bimoteur sous-motorisé Manchester. Le « Lanc » fit son premier vol d’essai à Manchester (GB) le 9 janvier 1941. Faisant suite à la réussite de ce concept amélioré, la plupart des Manchester furent reconstruits et transformés en Lancaster. Il fut mis en service dès 1942. Ses quatre moteurs Rolls-Royce Merlin V12 de 1280 chevaux chacun lui donnaient toute la puissance voulue pour un avion qui pouvait peser jusqu’à 29 tonnes! Sa vitesse maximale était de 450 km/h. Des 7377 Lancaster construits, la RAF en a perdu 3249 en action. Il n’en reste aujourd’hui que deux en état de vol : le FM213 basé à Hamilton en Ontario et le PA474 basé à Coningsby en Angleterre. Comme les pilotes formaient une denrée rare à cette époque, il n’y avait pas de copilote ni de double commande. Le reste de l’équipage se composait du mécanicien de bord qui avait un siège strapontin à droite du pilote et pouvait alors faire son travail debout, le navigateur, l’opérateur radio, le bombardier et les mitrailleurs de tourelle et de queue. En 1943, ce dernier avait une espérance de vie qui ne dépassait pas six semaines. Un tour d’opération consistait à remplir 30 missions. Personne ne l’atteignait. Ceux qui avaient le plus d’expérience n’en faisaient environ que douze. La période d’entraînement était à elle seule très coûteuse en vies humaines. Des 16 000 aviateurs canadiens tués, 3000 le furent durant l’entraînement.
Prisonniers de guerre au Stalag Luft VIII-B à Lamsdorf en Silésie
(Łambinowice en Pologne actuelle)
L’année dernière, j’ai reçu en cadeau deux biographies écrites par Andrew Carswell et John McMahon, deux membres d’équipage de deux Lancaster différents ayant réussi à se parachuter hors de leurs appareils en feu au-dessus de l’Allemagne en pleine nuit pendant l’hiver 1943. Par coïncidence, ces aviateurs ont abouti dans le même camp de prisonniers et ont vécu dans le même baraquement pendant deux ans. Plus tard, ils ont vécu et survécu à la Marche de la mort de Lamsdorf au début 1945 lorsque le camp a dû être évacué à l’approche des alliés russes. Voici d’abord l’histoire d’Andrew Carswell.
En mai 1941, à l’âge de 18 ans, le Canadien Andrew Carswell s’engagea dans l’Aviation royale canadienne (ARC). Il devint pilote de bombardier Lancaster en automne 1942. La demande de pilotes était alors si urgente qu’il passa directement de l’entraînement aux opérations sans avoir pris de congé. Dans ses mémoires écrites en 1990 et parues en 2011, Over the Wire, Andrew Carswell raconte en détail ce qui lui est arrivé le 17 janvier 1943 lors de sa 4e mission de guerre au-dessus de l’Allemagne, alors qu’on l’envoya pour la deuxième fois de suite (et par la même route!) sur Berlin. Son Lancaster W4379 de l’escadron 9 fut accroché par les faisceaux croisés des projecteurs de la flak. Il se trouvait près de Magdeburg, à l’altitude de 25 000 pieds, quand son moteur n° 2 prit feu, menaçant de faire exploser l’avion. Il n’y avait qu’une seule chose à faire : sauter en parachute! L’avion dégringola du ciel. C’est à 7000 pieds qu’il put finalement quitter l’appareil. La température extérieure devait être d’environ moins 30 °C. À l’atterrissage, son parachute s’accrocha à un sapin, mais il put rejoindre le sol sans trop de difficultés. Il trouva de l’aide, puis se fit arrêter et interroger. Les aviateurs capturés ne devaient donner que leur grade, leur nom et matricule. C’est ce qu’il fit, prétextant qu’il ne faisait qu’obéir aux ordres. Il se retrouva prisonnier au Stalag Luft VIIIB, dans la baraque 15A réservée aux aviateurs. Plus tard, il apprit qu’ils n’ont été que cinq de son équipage à avoir survécu. Il tenta de s’échapper à deux reprises. La première phase de ces évasions consistait à faire un échange de vêtements et de résidence avec un des prisonniers qui faisaient des travaux forcés à l’extérieur du camp (les Arbeitskommandos constitués de prisonniers non gradés). Pour ce faire, il leur fallait trouver quelqu’un de même taille, d’apparence physique semblable, puis de se munir de faux papiers et de vêtements d’apparence civile. Il fut repris, mais lors de sa deuxième cavale, en juin 43, il réussit à se rendre jusqu’à Stettin, au nord de la Pologne, proche de la mer Baltique. Une fois encore, il fut repris et interrogé; Andrew Carswell répondit que ce n’était qu’obéir aux ordres que d’essayer de s’échapper…
Au printemps de 1940, l’Irlandais John « Paddy » McMahon s’engagea dans la Royal Air Force. En 1942, il devint mécanicien de bord sur Lancaster. Dans ses mémoires écrites en 1995, Who Was the Unknown Woman?, il raconta en détail ce qui lui était arrivé le 2 février 1943 lors de sa première mission de guerre au-dessus de l’Allemagne. Son Lancaster ED440 immatriculé EA-L, muni de 4000 livres de bombes, en plus des charges incendiaires, avait décollé à 18 h 51 de Fiskerton, Lincolnshire. Sa mission? La gare de Cologne. C’est au-dessus de Rotterdam, à l’altitude de 20 000 pieds et à la vitesse en palier de 200 mi/h, que les événements se précipitèrent. Pris dans les faisceaux de lumière, le pilote réussit la fameuse parade en plongeant et en volant en tire-bouchon. La vitesse grimpa à 300 mi/h. Ils se retrouvèrent bientôt à 19 000 pieds et à juste 5 minutes de la cible quand leur avion fut atteint par des rafales de mitrailleuses d’un chasseur de nuit ennemi. Le moteur n° 2 prit feu et les membres d’équipage encore en vie tentèrent d’évacuer l’appareil. John McMahon ouvrit son parachute à probablement 600 ou 700 pieds du sol. Il était 21 h 15. Il fut le seul survivant de l’équipage. Recueilli et arrêté, il se retrouva lui aussi au Stalag Luft VIIIB, rejoignant les 120 prisonniers de la baraque 15A. Le camp de Lamsdorf avait été construit pour contenir 10 000 hommes, mais il semble qu’il en contenait en fait quatre fois plus. Dans son livre, John McMahon raconte bien la vie au quotidien passée dans ce camp, où il fallait endurer les privations, la famine, la discipline. Sous l’ordre du Führer, à cause des terribles atrocités commises par les Canadiens à Dieppe (19 août 42) et par les Luftgangsters de la RAF, tous les prisonniers canadiens et de la RAF durent porter des menottes. Les deux auteurs, John McMahon et Andrew Carswell, parlent tous deux du même Unterofficer, Josef Kubbel, d’origine russe, surnommé Ukraine Joe, qui leur menait la vie dure. Ces jeunes captifs tâchaient de réagir avec humour contre l’humiliation. Par ailleurs, ils étaient mieux traités que certains prisonniers d’autres nationalités. La Croix-Rouge leur fournissait une boîte de denrées que deux personnes se partageaient par semaine. Celles du Canada étaient les meilleures et les cigarettes reçues servaient de monnaie d’échange!
Prochain numéro : la Marche de la mort de Lamsdorf et l’opération Exodus.
Remerciements au Canadian Warplane Heritage Museum, aux Ailes d’époque du Canada et à son PDG (CEO) Peter Allen, ainsi qu’à Isabelle Lapprand pour le photomontage en page titre.